Les graleurs

30.01.2015

saindoux panne de porc fondue

LE GOÛT DU GRAS N’EST PAS INNÉ

Blandine a accepté de publier sa recette dans mon livre l’Amicale du Gras que ceux qui aiment les cochons me suivent !
Après une formation d’historienne de Lard et un blog d’intérêt général pour amateurs de « couenneries » comme elle aime à le dire, allez donc jeter un cil sur son blog Gretagarbure qui vaut son pesant de gras. Blandine Vié est également journaliste pour la presse gastro et pas des moindres. Auteur du cultissime Testicules, des Transparences dix façon de les préparer aux éditions de l’Épure. Sachez que BV a publié plus de 130 ouvrages qui envoient du pâté. Grande adepte de Frédéric Dard elle possède la collection intégrale du commissaire San-Antonio, son héros nous laisse rêveur !

« Le goût du gras n’est pas inné. Il s’instille au hasard des découvertes alimentaires, dès la
petite enfance. Le choc buccal est déterminant mais la vue, l’odorat et même le toucher
participent à cette éducation spontanée.

La matière grasse de l’enfance, c’est le lait. Dont j’ai toujours eu horreur. Sans doute parce
que j’ai été “empoisonnée” deux fois bébé : d’abord au lait de ma mère — je vous fais grâce
de l’explication freudienne —, puis au lait d’une marque multinationale qui ne vaut pas la
peine qu’on la cite. C’est peut-être pour ça que j’ai cherché ailleurs, inconsciemment, les
caresses que mon palais (et sans doute le reste de mon corps) réclamaient. La nourriture
est — aussi — une forme de soin palliatif.

Petite fille, j’aimais beaucoup accompagner ma mère « faire les commissions », que
ce soit au marché ou dans les boutiques. C’était à l’ère préhistorique, avant celle des
supermarchés. J’en ai gardé à jamais l’amour des produits.

L’un de mes souvenirs les plus prégnants, c’était courant décembre, quand il y avait dans
la vitrine de presque tous les charcutiers parisiens des statues en saindoux qui rivalisaient
d’imagination. Mais attention : pas le saindoux centrifugé et savonneux des plaquettes
d’aujourd’hui. Non, un saindoux soyeux « à la motte » qui n’empâte pas la bouche mais la
veloute.

D’ascendance, mi-ch’ti, mi-bretonne, ma mère nous en faisait parfois des tartines pour
notre “quatre-heures”, poudrées de sel et de poivre gris, et c’était l’un de mes goûters
préférés, bien avant le pain-beurre-chocolat ou la tartine de confiture.

Autre félicité enfantine : la couenne du jambon blanc qui n’était pas encore polyphosphaté
et reconstitué mais véritablement issu de la cuisse du porc, avec une bande molletonnée
de gras tendre à saveur de noisette et de jolies fibres ayant de la mâche, contrairement à
cet infect goût de buvard mouillé qui le caractérise désormais, sauf exception. Je détachais
l’ourlet de gras et de couenne et le mangeais à part, telle une friandise. De temps en temps,
c’était « jambon à l’os », autant dire la fête.

Il y a eu aussi des frissons « exotiques » pour la petite Parisienne que j’étais, comme ce
confit d’oie acheté à Saint-Pée sur Nivelle au Pays basque l’année de mes 10 ans, et mangé
froid, taillé au couteau, un été de camping. J’ai encore le goût de cette morsure satinée (ce
n’est pas antinomique !) dans la bouche, comme un baiser qui vous laisse étourdie.

Ma mère — le goût, et notamment celui de la cuisine, se transmet par le gynécée — gardait
de sa propre enfance (au cours de vacances récurrentes chez une tante mariée à un
charcutier en Bretagne) un amour immodéré pour les pâtés et terrines qu’elle réussissait
à la perfection. Je l’ai donc vue très souvent hacher des viandes maigres et grasses à parts
égales, emmailloter ses farces de bardes de lard nacrées ou de crépines, tapisser ses
terrines de couennes, côté gras vers le fond. Fascination qui m’est restée.

Et puis il y avait des petits rituels grassouillets : le cube de lard gras piqué sur les dents
d’une fourchette pour graisser le fond de la poêle entre chaque crêpe le jour de la
Chandeleur (habitude que j’ai conservée), les lardons chauds jetés sur les pissenlits avec
leur gras de fonte, la sauce du poulet dans le puits de la purée (la saucière gras-maigre n’est
jamais sortie du buffet), les frites croustillantes qu’on avait le droit de manger avec les
doigts, l’huile des sardines qu’on ne jetait pas mais qu’on pompait avec du pain, les yeux
qu’on attrapait à la surface du bouillon, le gras un peu trop douceâtre des churros lors des
premières vacances en Espagne.

Puis, peu à peu, j’ai dépisté et aimé d’autres gras : la graisse fine des rognons de veau, celle
délicate et parfumée du lapin, l’accord débonnaire des gros rillons moelleux et du vin blanc
frais, l’huile d’olive alors qu’elle n’avait pas encore franchi la Loire, le smen (beurre clarifié
et ranci) du couscous marocain, le gras fondant du jambon ibérique, les coudenats ariégeois
(pays de mon ascendance paternelle), ces petits rouleaux de couenne bien assaisonnés
qu’on stérilise pour pouvoir en plonger tout au long de l’année dans les haricots, les lentilles
et le cassoulet afin de leur donner un petit supplément d’âme.

J’ai même découvert qu’en plus de la vue et de l’odorat, on pouvait aussi aimer le chant du
gras : le lard qui rissole ou le bacon qui frise dans la poêle, la peau du poulet ou du canard qui
croustille dans le four, le gras des saucisses qu’on pique qui chuinte en fusant, les travers
de porc qui caramélisent sur le barbecue, le cochon de lait qui rôtit dans la cheminée et qui
crépite quand on l’arrose au flambadou.

Pour certains, j’ai mis du temps à les apprivoiser… ou pas, à l’instar du gras de mouton (car
on mangeait les agneaux plus vieux qu’aujourd’hui), les grosses perles de gras mouchetant
certains boudins, les fritures ayant trop frit.

Quand on aime le gras, je pense qu’il y a deux options possibles : le gras salé ou le gras sucré.
Moi c’est inconditionnellement le gras salé, lard, ventrèche et saucissons en tête.

Ce que j’aime dans le gras — paradoxalement — ce sont ses subtilités.
Aujourd’hui, je n’aime toujours pas le lait sauf s’il est planqué dans la purée ou devenu
fromage. Et puis, je suis une fille rustique. Je n’aime pas non plus le gras sophistiqué de type
déstructuré, genre Chantilly au lard et autres « molé…culeries ».

Enfin, j’ai envie de dire que le gras ne fait pas que nourrir nos corps. Il fait aussi marcher les
rouages de notre tête. Et sa symbolique est riche : l’abondance, l’opulence, la prospérité, la
volupté douillette, la sensualité, la générosité, la protection, le patrimoine.

Pour moi, le gras, c’est chaque fois une émotion.
Alors l’Académie du Gras, comment ne pas en faire partie ? »

© Blandine Vié
Historienne de lard.
www.gretagarbure.com